Traiter
de l’histoire des civilisations n’entre pas, certes, dans le propos de cette
modeste évocation, mais qu’il nous soit permis au moins d’entrebâiller la
porte. Si l’on cherche à trouver une explication à la rapide implantation du
culte mithriaque à partir de l’embouchure du Danube, on ne saurait s’en tenir à
l’installation des armées romaines et de leur cortège de fonctionnaires et
d’esclaves. Si les arrivants n’avaient pas trouvé dans le pays des conditions
favorables, il est peu probable que le mithraïsme se soit à ce point enraciné
dans les Balkans. Le mithraïsme occidental s’est installé dans des pays, certes
vaincus, - encore que perpétuellement rebelles -, mais, on l’oublie trop
souvent, nantis eux-mêmes d’une culture très ancienne et parfaitement insérée
dans le monde antique.
Ce
qu’on appelle aujourd’hui la civilisation carpatho-danubienne ne peut être
séparée de l’évolution des peuples indo-européens qui est à la source de notre
histoire européenne. Habitués que nous sommes par des siècles de culture
classique occidentale, nous ne faisons pas toujours le lien entre les peuples
de l’Antiquité quand leur histoire ne concerne pas directement la Grèce ou
Rome. On oublie souvent, par exemple, que les Phrygiens étaient à l’origine une
fédération de peuples balkaniques installés en Anatolie à l’époque de la guerre
de Troie. On situe l’apogée de leur puissance aux 8ème s. avant J-C.
Leur rayonnement s’étendit à l’ensemble du monde oriental et ils multiplièrent
les relations avec le royaume hittite et celui d’Urartu. On sait peu de choses,
en réalité, sur leur histoire. La mythologie grecque a essentiellement retenu
la légende du roi Midas au point qu’on ne se rappelle plus qu’il n’était pas
grec, mais phrygien. Ce que l’on retient de la légende, ce sont deux
choses : l’extrême opulence de la Phrygie où coule le Pactole et la
rusticité de sa culture (vue par les Grecs). Midas est présenté comme très
riche, certes, mais stupide et barbare au point de préférer Pan à Apollon.
C’est peut-être cela, précisément, qui souligne le plus manifestement les
origines thraces de la Phrygie : la ferveur dionysiaque (Dionysos, comme
Orphée, sont originaires de Thrace) et la familiarité avec les techniques
minières et particulièrement l’extraction du métal. Quoi qu’il en soit, Midas,
impuissant à contenir l’invasion des Cimmériens venus du nord, se donna la mort
au début des années 700. Cet événement, légendaire ou historique, ou peut-être
les deux à la fois, fut le signal de la perte de l’indépendance de la Phrygie.
L’Anatolie change de mains au 7ème s.. C’est bientôt le règne de
Cyrus qui, sous couvert de fédérer la Perse, la divise en satrapies. Pour se
préserver, la civilisation qui s’est forgée par agglomération de cultures
diverses en Anatolie doit s’expatrier.
Les
années 600 représentent en effet dans l’histoire des idées une époque de
bouillonnement extraordinaire et, surtout, de modification de ce qu’on pourrait
appeler l’axe des pôles. C’est l’époque de Zoroastre, de Pythagore, des écoles
de science et de sagesse de la côte occidentale d’Asie Mineure. La civilisation
de l’Orient reflue vers l’ouest et se cristallise dans les grands centres
intellectuels où professeront ceux qu’on appellera les Présocratiques. Un
personnage comme Pythagore exprime parfaitement cette mutation : il
passera soixante années de sa vie à parcourir l’Orient de la Syrie à l’Egypte,
de l’Egypte à la Mésopotamie, recueillant partout où il séjourne l’héritage
d’un Orient qui se sent menacé. Revenu à Samos, dont la situation géographique,
à quelques encablures de la côte de la Turquie actuelle, apparaît éminemment
symbolique, il n’a de cesse de transmettre ce qu’il a reçu. C’est sur l’Italie
du sud que se portera son regard, et l’histoire de la gréco-romanité ne
conservera de lui que l’expérience crotoniaque. Mais il est une autre facette
de la diffusion du pythagorisme, et celle-ci concerne l’Europe du Danube.
Pythagore,
dit-on, avait un esclave, ou plutôt un disciple, Zalmoxis. Celui-ci, une fois
libéré, retourna dans sa patrie, la Dacie. Là, il répandit les fondements de la
sagesse pythagoricienne, et en particulier la certitude de l’immortalité. Les
Romains y verront la source de cette furia des guerriers thraces qui faisaient fi de la mort. C’était une manière
habile d’expliquer et de justifier ces guerres continuelles qui mettaient à mal
les ressources et la réputation de l’Empire. Ce qui est important pour nous,
c’est que, lorsque les Romains arrivent dans la zone danubienne, le pays est
imprégné depuis des siècles de cette civilisation issue de l’Orient dont la
quasi-déification de Zalmoxis symbolise l’impact. Les liens séculaires avec
l’Anatolie et l’ensemble du monde rassemblé sous le nom de « perse »
ont laissé dans le substrat balkanique une empreinte profonde, et lorsque les Romains,
par le jeu de l’histoire, vont ramener de leurs campagnes de l’est des
ressortissants de ce monde oriental qui a poursuivi pendant tout ce temps son
évolution jusqu’à ce syncrétisme magnifiquement manifesté par Antiochos au
sommet du Nemrud Dagh, ce sera, pour les indigènes comme pour les immigrants,
un véritable retour aux sources, une « poignée de mains » mystique.
Les
Daces avaient fait de l’année de la naissance de Zalmoxis, 713, la première
année de leur calendrier. Pour mémoire, la fondation de Rome n’intervient que
quarante ans plus tôt, en 753. On fit de lui une sorte de dieu, ou plutôt
d’avatar. Philosophe, médecin, mystique, initiateur, il régnait à la fois sur
les régions célestes de la lumière et sur l’obscur royaume des Mystères où flamboie
l’or de la sagesse. On l’a rapproché de Cronos, de Sabazios, du Dionysos
thrace, de Zeus tel qu’on peur le percevoir à travers des textes orphiques
comme le Papyrus de Derveni, trouvé à Salonique. Cette alliance du céleste et
du souterrain apparaît dans la vie même de Zalmoxis qui se retira pendant trois
ans dans une grotte avant de reparaître une unique fois aux yeux de son peuple.
Qu’il ait fait creuser une chambre souterraine ou utilisé une grotte naturelle
ne change rien au fond. La lumière gît dans les ténèbres et c’est dans les
ténèbres qu’il convient de la chercher : là se situe l’essentiel. On voit
encore aujourd’hui, dans les Carpathes, en un lieu dit Ialomicioara, une grotte
ouverte au flanc de la montagne à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la
ville de Busteni. Le caractère sacré de l’endroit s’est perpétué bien après
Zalmoxis, bien après les Romains, jusque sous la domination, pourtant très
exclusive, du christianisme. A l’entrée de la grotte, à demi enfouis dans la
roche, on voit encore deux monastères orthodoxes construits l’un devant
l’autre. On se croirait à Patmos, dans l’antre de Saint Jean, ou dans la
caverne du Cynthe, à Délos. Porphyre, outre sa Vie de Pythagore, écrivit une
sorte de traité de pythagorisme intitulé l’Antre des Nymphes dans l’Odyssée où
il parle abondamment de la mystique mithriaque.
Le
culte de Mithra tel que l’ont rapporté les armées romaines s’exerce dans des
antres, naturels ou fictifs, mais toujours présents à l’orient des temples dans
la figuration de la voûte rocheuse sous laquelle se déroule la tauroctonie.
C’est un culte où la Perse est omniprésente, jusque dans le nom d’un des sept
degrés de l’initiation. Et le bonnet phrygien du dieu et de ses dadophores
symbolise à lui seul la perpétuation, à travers les bouleversements des
siècles, d’une certaine idée de la spiritualité. Curieuse destinée que celle de
ce bonnet qui coiffe aujourd’hui encore notre Marianne nationale et qui, on le
sait moins, était l’attribut des membres de l’aristocratie dace, les tarabostes, à l’époque des Romains. La statuaire nous a laissé
l’image de ces nobles vaincus par les troupes de Trajan, dignes dans leur
tristesse, debout encore, ou bien assis, trop las. Le vêtement souple à la
ceinture haute, les bottes, la cape, les manches longues et les jambes
couvertes, ils portent encore le bonnet de feutre de Phrygie, ultime étendard
d’une civilisation menacée mais qui, à travers les vicissitudes des
temps, a su perdurer.