La lune était en son plein. La nuit
s'illuminait de clartés souveraines pareilles à de longs voiles transparents et
légers, gazes évanescentes comme on en vêt, enfant, les exquises sylphides qui dansent à fleur
de rêve, à fleur de temps. Assis bien droit sur un curieux siège en forme de X,
semblable à ces chaises curules qui faisaient l'ornement des parlements
antiques, William Beckford laissait son regard errer sur l'infinie ondulation
des Downs qui peuplait l'horizon, à l'autre bout de Bath, là-bas, vers le sud.
Italie [1]... Ô la mélancolie sauvage des
Monts Euganéens, ce soir superbe de septembre, depuis le jardin de Pétrarque.
La nuit tombait sur Arqua. Dans le silence pourpre du soleil couchant, c'était
mon âme qui se déployait en flammes douces, apaisées. J'avais vingt ans.
J'avais cueilli des fleurs. Je les ai déposées avec respect sur cette pierre où
dormait le poète, comme un baiser. Bath. Soixante années passées et c'est le
même ciel. Pétrarque aurait chanté les bords paisibles de l'Avon, cette
nonchalance tranquille dans l'ombre rassurante des Downs. Laure n'avait pas de
lieu. Laure n'avait pas d'âge. Elle souriait, silencieuse, auprès de la
fontaine et c'étaient toutes les fontaines, et c'était Laure, partout. Il est
des paysages qui sont comme des instants de l'âme, et ces instants précieux se
répercutent en écho pour chaque vision reconnue. Arqua, Florence, Coïmbra,
Sintra... Bath... Les rives placides du Léman à l'aplomb du Salève... Abolis
l'espace et le temps, William Beckford ne savait plus que la clarté lunaire de
ce silence, que cet apaisement de l'âme qui s'endort, drapée dans l'opulence
sombre des collines, enfin.
Être.
Être, par-delà les différences, par-delà l'ici et l'ailleurs. Brocher sur la
réalité comme l'abbaye, naguère, brochait sur la colline de Fonthill. Frôler
d'une aile insouciante la courbe fluide de l'espace et du temps. Juin 80.
J'allais passer la mer, en instance du Grand Tour qui me ferait connaître
toutes ces choses qu'on doit savoir quand on est jeune et riche et de noble
famille, et qu'on a pour mère une sage et non moins despotique Begum qui, dans
son affection sans faille et son sens incontournable du devoir, veut tout pour
vous, même parfois ce dont vous ne voudriez pas. J'avais quitté Fonthill et
nous faisions route par le Kent. Je ne regardais guère le paysage boisé et
verdoyant qui défilait. Les yeux demi-fermés, je ne voyais que ces collines du
Wiltshire que j'avais laissées derrière moi. Je les peuplais de vous dont mon
cœur était veuf, et nous étions ensemble et nous ne nous étions jamais quittés.
Je découvrais une fois de plus, serti comme un éblouissant cristal dans les
mystérieuses cavernes de l'être, le pouvoir miraculeux de l'ubiquité. J'étais
là, et j'étais ailleurs, dans le présent et le passé mêlés. Je me souviens de
ce soir-là, à deux pas du solstice. Nous avions atteint Canterbury au coucher
du soleil. Les cimes des bouleaux ondulaient dans le vent, comme un dernier
adieu. Je me sentais soudain si terriblement seul. Je m'en voulais d'être ainsi
dépendant au point de ne pas savoir vivre loin de ceux que j'aimais. La joie de
découvrir des contrées inconnues, de voir enfin Venise, Rome, Naples, l'Italie
tout entière, ne parvenait pas à combler ce vide affreux qui se creusait en
moi.
A
peine descendu de voiture, je me suis engouffré dans la cathédrale. J'ai
toujours aimé cette église, ses piliers majestueux, ses nefs obscures, ses
voûtes mystérieuses, plus mystérieuses encore à l'approche de la nuit. J'ai
erré longuement dans le chœur, j'ai parcouru, solitaire, le chemin sinueux des
chapelles et je ne me rendais pas compte que les ténèbres autour de moi se
resserraient. La terreur me prit. Je demeurai là, paralysé, le souffle court.
Le sang battait si fort dans ma poitrine et dans ma tête. Il me semblait que le
fracas de la tourmente s'engouffrait dans la nef, s'enroulait autour des
piliers qui gémissaient sous l'emprise funeste. Ce râle atroce. L'ombre
sinistre de Thomas Becket. Elle réclamait vengeance. Et moi, qu'étais-je ? Je
relevai la tête et reculai, effrayé. Une face grimaçante me toisait, et son
regard hallucinant dans la clarté lunaire me laissait pantelant, l'âme béante.
J'aurais voulu crier, mais les ténèbres m'emplissaient la gorge. Ce sifflement
glacé. Un choc sourd. "Thomas... Thomas..."
-
William... Je m'appelle William...
J'avais
répondu sans savoir, presque au hasard. Un silence transparent avait pris
possession de la nef. J'essayai timidement de faire jouer mes muscles. Je
pouvais bouger, Dieu merci. Je me risquai à avancer de quelques pas dans la
direction du chœur. Un faisceau de lumière blanche semblait se déverser depuis
la voûte. La peur en moi avait fait place à une intense curiosité.
-
Thomas...
Je
me retournai, mais il n'y avait personne. La voix était douce, presque chaude.
J'aurais voulu connaître, voir du moins, celui qui prononçait ces mots. Car
c'était bien à moi qu'il s'adressait. A qui d'autre eût-il pu parler ? J'étais
seul. Seul ? L'étais-je vraiment ? Cette voix appartenait bien à quelqu'un, que
je ne voyais pas. Je réalisai tout à coup que moi aussi, je m'appelais Thomas.
William Thomas Beckford... Se pouvait-il que la voix me connût ?
-
Thomas...
Je
prêtai l'oreille, le regard fixé sur la clef de voûte, juste au-dessus de moi,
d'où semblait sourdre une étrange lueur.
-
Adore mon pied à Gand, mes côtes à Florence, mon crâne à Bologne, Sienne et
Rome. Prends garde au cas où tu négligerais ce commandement : mes ossements
comme mon âme détiennent le pouvoir miraculeux de l'ubiquité.
J'attendais
encore, frémissant, mais la voix s'était tue. Les paroles sibyllines s'étaient
gravées dans ma mémoire et je priais le ciel de ne jamais les oublier. Il me
semblait que je me trouvais hors du temps, dans ces cavernes mystérieuses au
centre de la terre où il m'avait été donné de vivre, naguère, la Vision. Je m'attendais presque à voir
surgir au détour d'un pilier les silhouettes familières de Malich et Terminga [2], main dans la main, dans leurs
robes resplendissantes de blancheur. Ils allaient glisser, translucides et
lumineux, jusqu'à moi et m'emporter, par ce même imperceptible mouvement qui
leur permettait de se mouvoir à une rapidité extraordinaire. Cette lumière
étrange, au cœur du sanctuaire, n'était-elle pas le signe de la présence de la
haute sagesse incarnée par le sage Moisasour ? N'allais-je pas le voir
apparaître bientôt d'au milieu des vapeurs, assis sur quelque énorme pierre
bleue, les yeux fixés sur les flots sombres d'une invisible rivière, tandis
qu'à ses pieds, dissimulée par son voile de mousseline, la belle Nouronihar aux
yeux d'émeraude chanterait en s'accompagnant du luth ? Des voûtes immenses de
la nef où se jouait, fantasque, la froide lumière de la lune, dégoulinaient des
stalactites cristallines qui miroitaient, pareilles à des constellations
d'étoiles au firmament. La lumière allait se réfléchissant de cristal en
cristal et je m'étourdissais à essayer d'en suivre l'étincelant parcours. Je
fermai les yeux, pour conjurer le vertige, mais la lumière était en moi. Elle
s'était imprimée sous mes paupières et s'imposait à ma conscience. Le point
lumineux grandissait. Je pouvais
presque en distinguer les contours. Il semblait tourner sur lui-même et son
éclat intermittent laissait à penser que, curieusement, il ne s'agissait pas
d'une sphère. Le mouvement parut se ralentir et je pus observer plus aisément
ce qui m'apparut bientôt être un polyèdre régulier, et plus précisément un
icosaèdre, taillé en creux en figures étranges, hiéroglyphiques. Plusieurs de
ces cavités laissaient apercevoir de singuliers végétaux parmi lesquels je crus
distinguer des chardons. Le Sundial... Il me semblait reconnaître le Sundial, ce mystérieux cadran solaire serti
comme un joyau au cœur du parc de Holyrood, à Édimbourg. Me revenaient en
mémoire les ombreuses légendes du pays de ma mère et, dans mon âme en proie à
la fièvre, les mélopées interminables des anciens bardes se mêlaient à la voix
cristalline de la belle Nouronihar tandis que, assis sur une pierre blanche
brochée d'une croix rouge, le sage Moisasour, brandissant, silencieux, la croix
de Saint André, terrassait d'un regard l'invisible dragon...
William
Beckford se massait doucement les yeux pour tenter d'effacer l'image
persistante. A force de fixer, sans vraiment la voir, la base de la haute
fenêtre devant laquelle il se tenait assis, il avait laissé s'imprimer sur sa
rétine la silhouette de la balustrade extérieure, en forme de X, et ne
parvenait pas à s'en débarrasser. Ces X, ces douze X de bronze ponctués chacun
de cinq clous dorés qui faisaient le tour du belvédère, personne jamais ne lui
en avait fait l'observation. Seul Goodridge, en sa qualité d'architecte de la
Tour, s'était un peu étonné de ce choix, mais il avait suffi d'un mot et il
s'était rallié à son parti sans autre réticence. Qu'en dirait-on plus tard,
bien plus tard, lorsque son souvenir se serait perdu dans les brumes du temps,
quand on n'aurait plus de raison de pencher pour telle hypothèse plutôt que
pour telle autre ? Peut-être n'en dirait-on rien. Peut-être personne jamais ne
remarquerait-il ces signes discrets qu'il avait pris soin de laisser çà et là
sur les rives de son histoire. Depuis un certain nombre d'années, William
Beckford se prenait à imaginer, parfois, ce qu'on dirait de lui après sa mort.
Il s'était dit longtemps que peu lui importait. On en avait tant raconté déjà
alors qu'il était encore présent pour se défendre... Mais il ne se défendait
pas. Ou si peu.
Il
frissonnait. La grande vasque de granit et de bronze qui occupait le bas de
l'escalier, au centre exact de la Tour, ne parvenait pas à diffuser l'air chaud
en suffisance par cette froide nuit d'hiver. William Beckford était très
attaché à son confort. Il admettait mal de se laisser importuner par des
contingences matérielles et faisait le maximum pour en réduire, sinon faire
disparaître, les effets. Il n'aimait pas le froid et, plus que tout, il
détestait les courants d'air. Mais il ne se sentait pas non plus à son aise par
les grandes chaleurs. Les étés portugais lui avaient laissé des souvenirs
pénibles et la douceur de la verte Angleterre, les ombrages frais du Wiltshire,
avaient plus d'une fois réveillé sa nostalgie. Il savait pourtant, quand il le
fallait, affronter les éléments et faire plier à son désir ce corps parfois
rétif. Le vent, la bourrasque, il les aimait au sommet des collines, quand le
soleil couchant embrasant l'horizon faisait naître au regard des silhouettes
étranges aux longs bras effarés ; ou là-bas, dans ce paysage qu'il
affectionnait, quand le Tage était en colère et s'acharnait en vagues grises et
hurlantes contre les flancs silencieux de la Tour de Belem. Le froid, pour lui,
c'était la Suisse, les Alpes sous la neige, le cristal bleuté des glaciers. La
chaleur, c'était Naples, c'était Sintra, la quinta de Ramalhao [3] quand l'atmosphère, saturée de
chants d'oiseaux et de crissements secs, est lourde de senteurs. Mais là, sur
les hauteurs raisonnables de Bath, quels sentiments secrets, quelles sourdes
émotions pouvaient encore faire vibrer son âme autant qu'elle avait su vibrer ?
Il avait froid et cela ne lui servait plus à rien qu'à être mal à l'aise... Il
se cala frileusement sur son siège en souriant de lui-même. Il ne se croyait
pas.
Alexander...
Vous me racontiez, enfant, ces ciels noyés de neige quand l'hiver étend son
empire sur Pétersbourg [4], les forêts momifiées sous le
givre, la tourmente glaciale des matins d'Archangelsk. Les rivages gelés de la
Mer Blanche et ces myriades de sapins parmi lesquels, sans faillir, votre père
sélectionnait d'un œil expert ceux qui feraient une mâture solide à ses
vaisseaux. Pétersbourg. Les fastes de la cour. Les chantiers interminables,
impressionnants. L'Amirauté, la forteresse Saint Pierre et Saint Paul, les
quais, fantomatiques dans la brume, de la Néva. Vous racontiez et je vous
écoutais pendant des heures, Alexander, et je vivais à travers vous. Je
marchais près de vous dans les rues tristes d'Archangelsk. J'avais froid. Vous
étiez ma mémoire, j'étais votre conscience. Nous étions à Fonthill et en Russie
en même temps et qui aurait pu dire où nous étions d'abord, où nous étions
vraiment ? Par le rêve, Alexander, j'ai vécu tellement plus de vies que je n'en
pourrais vivre autrement. Une pensée, une image, que l'on fait miroiter au
cristal de ses songes et qui vous entre dans le cœur, comme un rayon d'étoile,
et qui chatoie en mille éclats d'argent. Quand je dormais dans la voiture au
fil des interminables étapes qui m'emportaient vers l'Italie, insoucieux des
plaines monotones qu'il suffisait de regarder quelques instants pour les
connaître et les aimer, on me taxait d'inconséquence, on me traitait de fou. Vraiment,
Monsieur, vous feriez mieux de rester chez vous, de rêver dans votre fauteuil,
plutôt que de courir la poste à travers l'Europe entière en quête de lieux
favorables au sommeil. Ils ne comprenaient pas - comment les en blâmer ? - que, loin de
m'abstraire du monde, je ne cherchais qu'à m'y immerger davantage, que je ne
fermais les yeux que pour les ouvrir sur d'autres paysages. Ce néant où ils
pensaient que je m'abandonnais, il était la condition-même d'une existence plus
riche où l'espace et le temps n'avaient plus cours, où l'infini se colorait des
teintes changeantes de l'instant. J'étais où je n'étais pas, j'étais au gré de
mon désir et de ma fantaisie, et tous ces paysages, toutes ces émotions qu'il
m'était donné de connaître par le rêve se déposaient dans mon âme comme la
semence dans le sillon. La vie rêvée vivait en moi au même rythme que celle
qu'on dit réelle, suivait les mêmes lois, et je m'apprenais à passer sans heurt
d'un univers à l'autre, et c'était le même univers. L'aisance naît de la
certitude. Cette certitude-là, Alexander, je vous la dois.
Qu'est-ce
que la vérité... William Beckford poussa un profond soupir puis se redressa,
les mains appuyées sur les côtés du siège. Son dos, décidément, ne se laissait
pas oublier. Il pencha la tête en arrière et bomba longuement le torse en
retenant son souffle, pour assouplir la colonne vertébrale. Il eut une légère
grimace. Ce point, là, juste au milieu, à la base des poumons... Il se leva en
frissonnant et s'avança vers les marches Il allait descendre, mais il se
ravisa. Avec quelque effort, en se retenant aux tentures, il mit le pied sur le
petit espace de plancher, recouvert de tissu rouge comme le reste, qu'on avait
ménagé à l'arrivée de l'escalier à vis, dans l'angle sud-est. Il s'immobilisa
dans l'encadrement de la fenêtre. Le flou onctueux des draperies couleur de
pourpre donnait une agréable sensation de chaleur. Il aimait cet endroit,
pourtant bien incommode, sans doute parce que personne ne songeait à s'y
risquer. Il restait là parfois de longs moments, perdu comme dans une île,
savourant le plaisir infini d'être à la fois dans le monde et hors du monde.
Qu'y avait-il entre ce petit espace de plancher et le reste du parquet du
belvédère que ce vide par où s'engouffrait la descente d'escalier, cette
apparente absence de réalité qui faisait comme une saignée dans la réalité
elle-même et suffisait à en protéger l'accès ?
William
Beckford laissa son regard errer sur le parc en contrebas, jusqu'à la ligne
ondulante des Downs qui barraient l'horizon. La pente abrupte qui menait vers
la ville se devinait dans l'angle, sur la droite. Le clair de lune jouait dans
les feuillages. La silhouette massive du grand cèdre dominait le jardin, du
côté de la route, et l'on eût dit quelque sage ancien des montagnes de l'Inde,
immobile et puissant dans l'ombre des Génies. Que resterait-il de tout cela
quand il aurait pris son envol pour le chemin des fées ? Quand il aurait
troqué, une fois de plus, un habit pour un autre, une tour pour une autre, un
rêve pour un autre ? Une fois de plus... Ce paysage magnifique, serti au sommet
de la colline et ouvré avec art, ce paysage éblouissant sous le soleil dès
qu'approchait l'été, reposait cette nuit dans un suaire de lune. Où est la
vérité ? L'octogone est tombé, là-bas, vers l'est. Il est tombé deux ans à
peine après la vente de l'abbaye. Les choses ne valent jamais que par l'âme qui
les habite. Un royaume sans âme est un royaume mort. Où est la vérité... Une
île. Une île comme une âme au cœur mouvant du monde. Comme une enceinte
consacrée, un temple. Une île d'où partir, et revenir un jour comme on vient
aux nouvelles. En passant.
Notes
[1] William
Beckford visita le nord et le centre de l'Italie à l'occasion de son Grand Tour,
en 1780. [2] Deux
personnages de La Vision, qui jouent le
rôle de conducteurs dans l'initiation de William Beckford. [3] Nom de la
résidence de William Beckford au Portugal. [4] Alexander
Cozens était né en Russie. On le disait fils naturel du tsar Pierre le Grand.