La vocation essentielle du champ clos est de prévenir la dispersion, ses limites obligeant à un recentrage permanent. En ce sens, il est par nature sym-bolique, et, plus ses limites se resserrent, plus les éléments qui s'y meuvent se densifient et voient leur charge symbole accrue : plus rares, plus sobres aussi, ils revêtent une charge signifiante d'autant plus grande. Telle est la joute, tel est le jeu. Comment dès lors ne pas penser à la conception du monde selon le Vedantâ ? La Lilâmâyâ, le jeu de l'illusion, le jeu des phénomènes, miroitement du relatif à la surface de l'absolu. Car Dieu s'amuse, et chacun de ses sourires consacre un état des choses qui n'a de permanence que celle que notre entendement humain lui prête. Eternel jeu de cache-cache que Dieu joue avec sa créature. Jeu de l'amour où l'amant s'offre et se refuse tour à tour.
Dis-moi, toi que mon coeur aime, Où tu fais paître ton troupeau... (Cantique des Cantiques 1, 7)
Les huit chapitres du Cantique des Cantiques ne sont que le récit de ce jeu d'amour qui unit et sépare l'épouse et l'époux : sym-bolè et dia-bolè. C'est la joute au sens primitif du terme : la jouxte, l'approche. Car c'est l'essence même de la Vie que décrit ce texte curieux, unique en tout cas parmi les sept livres dits sapientiaux de l'Ancien Testament. Et parce que toutes choses sont une, au-delà de la mâyâ, les mêmes symboles se retrouvent : le champ clos et l'écu.
Il m'a conduite en un cellier Et sa bannière levée sur moi, c'est l'Amour. (Cantique des Cantiques 2, 4
La fonction mystique du drame
Les Anciens avaient de ce jeu divin une conscience si profonde qu'ils en ont fixé les règles dans un cadre rituélique qui a donné naissance au théâtre. Car le théâtre antique représente en lui-même le champ clos, la lice, circulaire ou semi-circulaire, avec, en son centre, la thymèlè, l'autel du Dieu. Dans cette enceinte évoluait le Chœur, mené par le Coryphée en « strophes » successives (du verbe grec strephô, je tourne). Sur la scène proprement dite, juchés sur leurs sandales hautes qu'on appelait cothurnes, les traits figés par le masque, les acteurs se répondaient l'un à l'autre ou dialoguaient avec le Chœur. L'acteur, c'est l'hypokritès, et son jeu l'hypokrisis. A la base de ces termes qui peuvent nous surprendre aujourd’hui, il y a le verbe hypo-krinô qui signifie répondre. C’est un jeu d'échos, jeu de miroirs, où chatoient la Lilâmâyâ du Vedantâ et la joute, le jeu d'approche, chevaleresque.
Toute l'ambiguité de l'approche se trouve symbolisée dans le masque de théâtre : il fige les traits pour mieux les mettre en valeur, il fait écran pour mieux lancer la voix. Instrument de symbolè, il concentre, il focalise ; outil de diabolè, il profère et diffuse. Masque se dit en latin persona, du verbe per-sonare, faire retentir à travers. C'est de cette racine que sont issus les mots « personne » et « personnalité ». Dans l'intime relation de nature entre le masque et la personnalité, ne peut-on apercevoir la signification profonde du blason médiéval ? Entre le masque et l'écu, une certaine analogie de forme ? Entre le porte-voix et l'art du héraut, une analogie de fonction ?
Le théâtre antique, comme la joute médiévale, a eu un rôle précis de purification. Il s'agissait de soulager l'âme par la satisfaction d'un besoin transposé sur un plan supérieur. Ainsi, pour prendre un exemple un peu grossier, le fait d'assister à la représentation d'un crime était censé purger le spectateur de ses tendances meurtrières. Il y a quelque chose de fondamentalement psychanalytique dans cette notion de transfert collectif. Aristote, dans sa Poétique, l'appelait katharsis, un terme qu’on employait dans les Mystères grecs, ceux d'Eleusis en particulier, pour désigner les cérémonies de purification auxquelles étaient soumis les candidats à l'initiation.
Dans le même ordre d'idées, le dernier terme de cette initiation aux Mystères portait le nom de panteleia, l'achèvement absolu, l’initiation totale, la fin des fins. Or ce mot n'est pas sans rappeler le nom de ce per-sonnage bien connu de la Commedia del' Arte : Pantalon, ou Pantaléon, vieux docteur avare et volontiers libidineux qui porte la culotte longue à laquelle il a donné son nom. Il représente, dans sa version parodique, bien sûr, le point de jonction entre l'homme de science et l'homme de désir. Car la Commedia del' Arte, fille de l'atellane des belles années de la République romaine et, en remontant bien au-delà, des cultes dionysiaques et plus généralement mystériques, manifeste à qui veut le voir, sous des propos légers non dénués de grivoiserie, un authentique enseignement traditionnel. La vérité passe mieux sous le masque du rire : les Anciens le savaient bien, qui usaient du même mot, ludus, pour désigner l'école et le jeu. Ainsi envisagée, la Comédie de l'Art devient, par delà le divertissement que l'on connaît, l'école des Artisans de Science.
Il suffit, pour s'en convaincre, de faire apparaître un instant sur la scène de la mémoire ces personnages un peu falots qu'il est de bon ton, passé un certain âge, de délaisser pour des héros prétendument plus consistants. Voici Arlequin, dans l'éclat fugace des mille triangles colorés qui lui composent son costume. Avec son masque blanc et le sabre de bois qu'il porte à la ceinture, il personnifie la multiplicité, l'aspect dia-bolique des choses. Son nom ne vient-il pas de celui d'Hellequin, ce petit diable issu de la mythologie germanique qui conduisait avec toute sa « maisnie » les plus affolantes sarabandes ? Et Scaramouche, dont le nom, transcrit de l'italien scaramuccia (escarmouche en français), n'est pas sans évoquer cet élément fondamental du processus évolutif qu'est cette joute dont il était question plus haut. Voici Polichinelle, le bossu braillard qui clame à qui veut l'entendre le fameux secret auquel — hélas ! — personne ne croit plus. Et puis voici Scapin, dont le nom signifie pantoufle ou savate (l'escarpin), ce valet drôle et preste qu'on éperonne sans cesse à grands coups de bâton. Voici Capitan, le fanfaron, tout droit sorti du Miles Gloriosus des comédies de Plaute. L'un et l'autre ne symbolisent-ils pas, entre autres, l'éternel dilemme, entre la prudence et l'audace, dont la résolution progressive caractérise la démarche du sage, sautillante comme celle du crapaud, le bufo, qui a donné notre « bouffon » ? Voici enfin le couple d'Alchimie, Pedrolino et sa Colombina. Pierrot soupire sur son croissant de lune, tandis que Colombine l'attire et le repousse dans un éclat de rire, l'entraînant dans le jeu éternel des amants. Pierrot, Pi-R, tourne en cercle autour de l'axe colombe-colonne, dans son costume blanc, le visage enfariné, satellite lunaire en orbite autour de sa planète-soleil.
La parade s'achève, les clochettes s'immobilisent, les rires et les cris se meurent au bord des lèvres. Sur la scène à présent déserte n'a subsisté que le décor. Par-delà le « manteau d'Arlequin » — ainsi appelle-t-on ces tentures qui encadrent la scène — une fausse fenêtre laisse entrevoir une perspective. C'est, en termes de théâtre, un « pantalon », du nom du vieux docteur. Car, seul, l'être animé du désir de sapience peut aller au-delà... Castigat ridendo mores, disait le proverbe latin. La comédie châtie les moeurs en riant. Châtier, au sens premier du terme, signifie rendre chaste. Ainsi retrouve-t-on l'aspect cathartique, purificateur, du théâtre, qui faisait l’objet de cette réflexion.
La représentation du Grand Tout
Au-delà de l'éthique, c'est, pour peu qu'on le veuille, la totalité de l'être qui bénéficie de la purification. La pantomime, sœur muette de la Commedia del' Arte, n'est autre que la représentation du Tout (du grec pas, pantos, tout). C'est, dans la spiritualité antique, l'imitation du Grand Pan (Pan, Pantos), ce dieu grotesque aux pieds de bouc, mi-diable mi-bouffon, qui, dans la forêt, coursait (le mot « drame » vient du grec dromos, qui signifie la course) les nymphes au cours des thiases dionysiaques. Sainte terreur, transe sacrée, la « panique » exprime le choc émotionnel qui caractérise l'initiation. C'est, encore une fois, le jeu étourdissant des avances et de l'esquive qui se joue dans l'ivresse bacchique, le jeu du désir centré sur le vin de la connaissance. Les Bacchantes échevelées cernent le Dieu de leur danse affolante en poussant la clameur sacrée issue de l'âme même, le long cri qui n'est en grec, la langue d’origine, qu'une suite de voyelles libérées de la pesanteur des consonnes : Euoi ! Euoi ! (Evoé ! Evoé !).
Le kômos grec, d'où vient le nom de « comédie », n'est autre, à l'origine, que cette fête dorienne où l'on célébrait avec force chants et danses le culte dionysiaque. Hommes et femmes allaient par les rues au son de la flûte en processions bruyantes et souvent oublieuses de la mesure. On donnait à ces troupes de fidèles le nom de thiases, nom qui s'est ensuite étendu à tout rassemblement, qu'il ait ou non un caractère sacré, et plus généralement aux banquets. Comedere, en latin, signifie manger ensemble.
La Comédie, la vraie, est un festin pour l'âme clairvoyante. Elle dispense, sous le masque, le miel divin de connaissance. N'est-ce pas à un Arlequin, Dominique, que le poète Santeul a fait don de la célèbre devise déjà citée plus haut afin qu'il puisse l'inscrire sur la toile de son théâtre ? Castigat ridendo mores : elle châtie les moeurs en riant. N'est-ce pas enfin à un poète comique latin, Térence, qu'a été empruntée la maxime chère au coeur de ceux qui sont prêts à œuvrer, ensemble, à l'universelle catharsis ?
Homo sum : humani nihil a me alienum puto Je suis homme : rien de ce qui est humain ne m'est étranger (Térence — Héautontimoroumenos)
La manducation, l'absorption d'une nourriture sacrée, accompagnée le plus souvent d'un breuvage sacré lui aussi, remonte aux temps les plus anciens et représente un des grands symboles de la relation de l'homme à Dieu, de la consécration. Qu'on pense par exemple à l'exacte équivalence de sens qui existe entre les Syssities pythagoriciennes et le Compagnonnage médiéval. Les deux mots sont bâtis sur le préfixe qui signifie « avec » (cum en latin, syn en grec) et sur la racine qui désigne le pain (panis en latin, sitos en grec).
Il serait naturellement intéressant de développer tous ces sujets qui permettent d'associer en des symboliques et des comportements rituéliques communs les grandes religions : du mithraïsme au christianisme, des mystères au pythagorisme, à la Table Ronde, du judaïsme à l’islam. A chacun de poursuivre, à son gré et à son heure, ce type de réflexion. A chacun de faire tourner entre ses doigts les faces des dés pour les faire chatoyer l’une après l’autre aux rayons du soleil.
Aiôn païs esti païzôn pesseuôn Le Temps est un enfant qui joue aux dés (Héraclite)