Chronique de l'affaire de Lèves d'après les articles parus dans Le Glaneur
Lundi 17 décembre 1832
Le curé de Lèves, M. l’abbé
Ledru, vient d’être frappé d’interdiction par l’évêque de Chartres. Il s’est
rendu à l’évêché pour connaître les raisons de cette mesure. Mgr Clauzel de
Montals faisait, paraît-il, sa partie de billard ; sans s’interrompre, il
lui aurait répondu : « Je n’ai pas à rendre compte de ma conduite ;
je ne connais d’ailleurs pas de reproches à vous adresser ; tout ce que je
puis vous dire, c’est que vos principes ne sont pas conformes à ceux de mon
clergé. »
A une autre personne qui lui
demandait de revenir sur sa décision, il aurait dit : « Ce que j’ai
fait, j’ai été obligé de le faire ; je ne pourrais accéder à vos désirs
sans engager ma conscience ; mais je donnerais la moitié de ma fortune
pour ne pas être obligé de vous ôter votre curé. » La même
personne aurait ajouté « Pesez bien ce que vous faites : M. Ledru
jouit de notre confiance et de notre estime ; si vous maintenez
l’interdiction que vous avez lancée contre lui, nous le ferons affilier à
l’église de M. Châtel, et il nous dira la messe en français. »
jeudi 20 décembre
Les langues se délient à
propos de ce qu’on appelle déjà l’affaire de Lèves. Un habitant de Lèves aurait
interpellé l’évêque en ces termes : « Vous ne voulez pas dire pourquoi
vous avez interdit M. Ledru ; eh bien ! nous allons le dire pour
vous. Lui, il s’est fait citoyen : il a souscrit pour les glorieux
combattants de juillet ; il a béni le drapeau tricolore ; il a
habillé le tambour de la garde nationale de la commune ; son noble cœur a
battu à l’unisson des nôtres quand les Polonais ont brisé leurs fers, et sa
modeste offrande n’a pas fait faute à ces héroïques victimes de la
liberté. »
27 décembre
L’affaire de Lèves a des
prolongements auxquels on pouvait s’attendre. Une semaine ne s’est pas passée
que déjà les problèmes de fonctionnement se posent. Comment faire pour célébrer
un mariage et un enterrement ? L’abbé Jumentier, ami de Ledru, aurait été
pressenti.
3 janvier 1833
On observe un durcissement
dans l’affaire de Lèves. Mardi 1er janvier, l’abbé Ledru a dit la
messe malgré l’interdiction, pour obéir à la pression des habitants.
10 janvier 1833
L’abbé Ledru continue à dire
sa messe. Le maire de Lèves, Barellier, aurait quitté le camp de Ledru et
rallié celui de l’évêque. Les habitants de Lèves, quant à eux, soutiennent
toujours leur curé. L’un d’eux a offert de prêter gratuitement une grange toute
neuve pour y dire la messe, et ce pendant cinq ans.
17 janvier
Une autre affaire vient
s’ajouter à l’affaire de Lèves : celle de Saint-Victor-de-Buthon dont le
curé a su se rendre tellement impopulaire que ses paroissiens réclament sa
révocation. L’évêque de Chartres cependant reste sourd à leurs plaintes et
refuse de le démettre. Il est curieux d’observer que d’un côté, il révoque un
curé que ses paroissiens veulent garder, et de l’autre, il refuse de récuser un
curé dont les paroissiens ne veulent plus. Mais l’Eglise romaine a toujours
réponse à tout. En l’occurrence, celle de l’évêque reste désespérément la
même : « non possumus », « nous ne pouvons pas ».
La question religieuse agite
les esprits un peu partout en France.
Nous
ne pouvons pas nous le dissimuler, l’influence du clergé catholique est
toujours grande ; il a encore de fervents partisans parmi les hommes du
pouvoir, et ce qui vient de se passer à Clichy-la-Garenne, près Paris, en est
un nouvelle preuve.L’autorité
vient en effet de faire fermer l’église de Clichy, tenue, on le sait, par
l’abbé Auzou, curé de l’Eglise dite française de M. Châtel. Les habitants,
jugeant cette mesure discriminatoire, ont brisé les scellés. Des troubles ont
éclaté, qui ont donné lieu à des arrestations. Les esprits depuis se sont
calmés et on attend les retombées de ce qu’il faut bien appeler une émeute.
L’Eglise romaine semble
désormais dans une impasse. La seule possibilité qui reste aux deux communes en
question pour éviter ce qu’elles redoutent, sans sortir des voies légales,
c’est d’avoir des prêtres affiliés à l’église catholique française. Les
habitants de Lèves sont décidés, nous assure-t-on, à employer ce moyen, et M.
l’abbé Ledru, leur curé, consentirait à se faire affilier à cette nouvelle
secte religieuse. Il est prêt à ne plus se servir désormais de l’église
paroissiale ni du presbytère. Ses paroissiens se sont engagés à lui procurer un
logement et déjà, une vaste grange est en cours d’aménagement pour servir de temple.
Le gouvernement n’aura aucun prétexte plausible pour intervenir et mettre
obstacle à cet arrangement, en arguant, comme il l’a fait à Clichy, de la loi
de l’an X qui a donné aux évêques la libre disposition des églises et des
presbytères, prétention parfaitement infondée par ailleurs.
Même si les prêtres de
l’église française n’offraient sur ceux de l’église latine que l’avantage
d’être compris par les assistants, ce serait toujours quelque chose. Mais de
plus, et ce qui est d’une toute autre importance, ils sont libérés de la
domination tyrannique des évêques, et entièrement au service des communes qui
les adoptent. Enfin ils ne font pas partie d’un corps qui s’est toujours montré
hostile aux progrès de la raison et aux sympathies nationales.
24 janvier
Ledru dit toujours la messe
et son troupeau grossit de plus en plus. Dimanche dernier, M. Ledru a annoncé
en chaire que les clefs de l’église allaient être remises à l’autorité civile.
En vrai missionnaire de paix, il a exhorté ses concitoyens à conserver leur
calme. On apprend par ailleurs qu’il va bientôt procéder à la bénédiction
de la grange destinée au culte que des donateurs finissent d’aménager.
Les
habitants de Clichy ont ouvert une souscription pour la construction d’un
temple. Cette souscription, à laquelle tous les amis de l’église française sont
appelés à prendre part, sera remplie en argent, matériaux de construction ou
journées de travail. Les offres les plus généreuses ont déjà été faites. Il
n’est pas un ouvrier dans Clichy qui ne veuille y contribuer au moins pour une
semaine de travail.
Décidément la grogne s’étend.
Après Lèves et St Victor de Buthon, ce sont les habitants de Berd’huis, dans
l’Orne, qui se sont décidés à écrire à l’abbé Châtel.
27 janvier 1933
Les choses bougent dans le
diocèse de Chartres. Aujourd’hui dimanche, M. l’abbé Ledru a pris possession de
son temple improvisé. Quatre jours auparavant, ce bâtiment était encore rempli
de fourrages, mais le zèle des habitants a su, en peu de temps, le rendre
propre à sa nouvelle destination : décorateurs, menuisiers, peintres,
couvreurs, tous ont voulu y mettre la main, et cela sans réclamer aucune
rétribution. Un autel en bois peint, quelques tapis cloués aux murs, un drapeau
tricolore attaché à une poutre : l’ensemble est d’une grande
simplicité ; mais puisque Jésus-Christ est né dans une étable, quoi de
plus naturel que les mystères de sa religion soient célébrés dans une grange.
Cela paraît même plus conforme à l’humilité chrétienne.
Tous les habitants de Lèves
étaient présents à l’ouverture de leur église qui n’a pu, malheureusement, les
contenir tous. Il y en avait même plus dehors que dedans. Des curieux avaient
fait le chemin depuis Chartres pour ne pas manquer l’événement. Tout s’est
déroulé dans le plus grand calme. La messe a encore été dite en latin. Tout
l’office sera célébré en français, dès que les études préliminaires auront été
faites.
M. le curé de Lèves a fait
imprimer et distribuer sa profession de foi, qui reprend les principes
religieux de l’église catholique française de Clichy. Les prêtres de cette
église ne reconnaissent pas de privilège ni d’aristocratie parmi eux. Ils sont
élus par leurs paroissiens. Ils n’imposent ni confession auriculaire, ni jeûne.
Leurs fonctions ne sont pas un empêchement à ce qu’ils se marient. Ils
proscrivent le trafic des choses sacrées, et interdisent de faire payer les
cérémonies de leur culte et les sacrements.
Le maire de Saint-Victor de
Buthon, M. Boutry, a reçu une réponse de l’abbé Châtel, lequel l’engage à
préparer un lieu pour recevoir le nouveau curé. Plusieurs habitants se
cotisent. Sous peu, on chantera la messe en français à Saint-Victor.
14 février 1833
Le parti de l’évêché, effrayé
par la profession de foi imprimée par M. Ledru, n’a pas tardé à réagir. M.
Lambert, curé de Mainvilliers, vient de publier en effet une Epître à M. l’abbé
Ledru, curé de Lèves, dont il se prétend l’ami. Drôle d’ami en vérité… qui
prétend réfuter point par point les principes de son confrère. Mais cette
réfutation, répandue par milliers dans les campagnes, risque fort d’être un
argument de plus en faveur des prêtres de Clichy, et de faire plus de
prosélytes à l’église française que la lecture de la profession elle-même.
21 février 1833.
Les nouvelles de Clichy sont
préoccupantes.
Les
habitants de Clichy arrêtés lors des troubles sont depuis six semaines à
Sainte-Pélagie et gardés au secret sans pouvoir communiquer avec leurs femmes
et leurs enfants, comme s’il s’agissait d’une conspiration contre
l’état. La terreur est à l’ordre du jour dans la commune. La population en
effet s’obstine à délaisser le curé catholique pour M. Auzou de l’Eglise
française. Les habitants se cotisent pour élever un temple dont la propriété ne
puisse plus lui être contestée.
Pour terminer sur M. Auzou,
il est question qu’il se rende incessamment à Lèves recevoir l’adhésion
solennelle de M. Ledru.
28 février 1833
Décidément, l’évêché fait feu
de tout bois. Après la lettre du curé de Mainvilliers, voici celle de M. Timon,
curé de Voves, et encore celle d’un habitant de Lèves, qui n’a daigné se faire
connaître que par ses initiales.
Théâtre de Chartres. Dimanche
prochain, on donnera la première représentation d’une pièce intitulée « la
Cure et l’Archevêché », ou « le Bon et le Mauvais Pasteur ».
Toute ressemblance avec des personnes connues ne saurait être, naturellement,
que purement fortuite…
Mardi 12 mars 1833
Il fallait s’y attendre. Le
moindre faux-pas pouvait mettre le feu aux poudres. Ce faux-pas, l’évêque,
sourd à tout bon sens, l’a commis en envoyant un prêtre catholique romain dans
la commune de Lèves pour y procéder à un enterrement.
Le
petit bourg paisible de Lèves a frôlé l’émeute ce matin. Celui qui se trouve,
bien involontairement, à la source de ce drame est un habitant de Lèves, décédé
hier. M. Amy était malade depuis quelque temps. Pendant sa maladie, M. l’abbé
Ledru lui avait rendu de fréquentes visites et le secourait à la fois par ses
paroles et sa présence, et par les dons que nécessitait son peu de ressources.
M. Amy n’avait jamais caché sa sympathie pour les choix religieux de l’abbé.
Malgré cela, des parents à lui ont fait venir à ses derniers moments un prêtre
de l’église romaine qui l’a administré. Ils ont même poussé plus loin. Arguant
du fait qu’il en aurait formulé expressément le vœu – ce qui ne correspond en
rien aux opinions de M. Amy -, on décida de le faire enterrer par un prêtre
romain. L’évêché s’est empressé d’envoyer M. Duval, vicaire, et un séminariste,
lesquels se sont adressés au maire de Lèves pour se faire remettre les clés de
l’église. M. Barellier, ne sachant trop que faire, décide de prendre ses ordres
auprès des autorités. Pendant ce temps, la population, alertée, s’émeut. Un
groupe, en majorité des femmes, se rassemble devant la maison du maire avec des
cris hostiles. Quand l’autorisation attendue arrive enfin, il est devenu
impossible de l’exécuter. Le maire a même eu bien du mal à se frayer un chemin
pour rentrer chez lui. Quant au vicaire et au séminariste, c’est un conseiller
de préfecture qui les a tirés de ce mauvais pas en les ramenant à Chartres dans
son cabriolet.
M. l’abbé Ledru, pendant ce
temps, a eu la sagesse de refuser de procéder à l’inhumation sans la permission
des autorités. Il a attendu que l’ordre arrive, et l’enterrement a pu être
enfin célébré selon le rite français, en présence de la veuve et de la famille
du défunt. Depuis, le calme semble revenu dans la commune.
21 mars 1833
Des bruits mensongers ont
couru sur l’émeute de Lèves. Quelques-uns ont prétendu que les habitants
s’étaient soulevés en masse armés de pelles et de pioches. Ce ne sont là que
propos malveillants destinés à salir une population qui s’est signalée, au
contraire, par sa modération.
On aurait aimé qu’il en fût
de même pour la partie adverse. Nous avons eu en effet depuis des informations
concernant l’attitude provocatrice du maire, M. Barellier, et de M. Duval, le
curé envoyé par l’évêque. L’un et l’autre, non contents de violences verbales
contre les femmes de Lèves, se seraient même livrés à des voies de fait.
Nous avions déjà dit que tout
cela ne tournerait pas à l’avantage de l’Eglise romaine. Nous apprenons
aujourd’hui que des habitants de Bretoncelles et de Frazé, à l’exemple de ceux
de Saint-Victor-de-Buthon, ont écrit pour obtenir un curé de l’Eglise
française. Il semblerait que l’évêque de Chartres se soit pris dans ses propres
filets.
28 mars 1833
On a pu craindre de nouveaux
troubles à Lèves en raison de deux enterrements. L’un a été célébré par M.
Ledru, l’autre par le curé romain de la commune voisine de Champhol, qui a
officié dans sa paroisse. On a ramené ensuite le corps à Lèves pour y être
déposé dans le cimetière de la commune. Les autorités n’avaient pas lésiné sur
les précautions. On prétend même que deux escadrons du régiment de chasseurs en
garnison à Chartres avaient reçu l’ordre de marcher au premier signal sur la
commune de Lèves. Mais tout ceci s’est heureusement révélé inutile car il n’y
eut aucun désordre.
1er avril 1833
M. L’abbé Auzou, de
Clichy-la-Garenne, chargé provisoirement de l’administration du clergé
catholique-français sera bientôt dans nos murs. Il vient, comme prévu,
installer officiellement l’abbé Ledru dans ses fonctions et devrait prononcer
plusieurs discours.
vendredi 12 avril 1833
Ces trois derniers jours ont
été véritablement trois jours de fête pour les habitants de Lèves. Comme on
pouvait s’y attendre, la présence de l’abbé Auzou, prêtre de l’église
catholique française de Clichy, a attiré une affluence considérable. Les
habitants n’avaient rien négligé pour l’accueillir. Les dames de Lèves, imitant
celles de Clichy, ont offert à M. Ledru une ceinture aux trois couleurs, dont
il s’est empressé d’orner son vêtement de prêtre.
L’église française était trop
petite pour contenir tous les auditeurs qui se sont présentés. Beaucoup de
monde en effet était curieux de voir et d’entendre ce jeune et brillant
ecclésiastique dont la France entière parle aujourd’hui. Il a donné des preuves
de son talent d’orateur dans les diverses prédications qu’il a faites pendant
le temps qu’il est resté à Lèves. Comme prévu, il a consacré toute une homélie
à l’épineuse question du célibat des prêtres et de la confession, deux
prétendues obligations qu’il a taxé d’abus et dont il dit avec beaucoup de bon
sens qu’elles n’ont plus lieu d’être, je cite, « aujourd’hui que le monde
raisonne et que chacun sait compter sur ses doigts ». Si M. l’évêque de
Chartres avait encore quelque espoir de ramener dans son bercail ce troupeau
non égaré, mais éclairé, il doit y renoncer désormais.
Ceci expliquerait-il
cela ? Le bruit court que M. le maire de Lèves aurait enfin donné sa
démission. Si cela est exact, nombreux sont ceux qui lui en feront leurs
sincères compliments.
2 mai 1833
Ce qui n’aurait jamais dû
arriver est arrivé. Les habitants de Lèves, exaspérés par les provocations de
l’Eglise romaine, ont perdu leur sérénité et avec elle, il faut bien le dire,
le sens de la mesure.
L’évêché avait décidé
d’installer à Lèves un nouveau prêtre romain au mépris des habitants. Tôt ce
matin, un escadron du 4ème régiment de chasseurs en garnison à
Chartres et une escouade de gendarmes avaient pris position en face de
l’église. Le préfet, le général, le commandant de la gendarmerie, l’abbé
Dallier (le prêtre en question) et un séminariste, s’étaient de leur côté
transportés à Lèves.
Quand le préfet tenta de
s’approcher de la porte de l’église, un groupe de femmes, qui se trouvait sous
le porche, exprima clairement son opposition. Le serrurier, qu’on avait appelé
pour ouvrir la porte, intimidé par les menaces, prit la fuite. Le préfet lui aussi
choisit de se retirer.
La troupe n’est pas
intervenue. Pas un geste. Pas même pour tenter de renvoyer les femmes qui
barraient l’entrée de l’église. L’une d’elles, trompée par ce qu’elle prenait
pour de la bienveillance, a même distribué de l’eau-de-vie aux soldats pour les
remercier.
Le procureur du Roi est
arrivé sur ces entrefaites, accompagné d’un de ses substituts et d’un juge. La
foule, d’abord peu nombreuse, s’était grossie. Le préfet se présenta de nouveau
devant l’église, accompagné du général, des membres du tribunal et du
commandant de la gendarmerie. C’en était trop. Des cris se sont élevés :
« à bas les carlistes ! vive la liberté ! vive le roi ! à
bas les jésuites, l’évêque, etc ». Quelqu’un a entonné à tue-tête la Parisienne, un autre la Marseillaise.
La troupe ne bougeait
toujours pas. Le préfet s’est retiré une seconde fois. Peu de temps après, les
soldats ont même quitté leur position. Il n’y avait plus qu’une poignée de
gendarmes devant l’église. Mais bientôt le bruit s’est répandu qu’un nouvel
escadron de chasseurs arrivait de Chartres, et qu’on allait forcer la porte.
C’est là qu’on a commencé à dresser des barricades. Tout était bon :
voitures, planches, troncs d’arbres, pièces de charpente. On a réussi tant bien
que mal à monter deux barricades, une à chaque bout de la rue de l’église. Et
la troupe ne réagissait toujours pas, jusqu’au moment où l’ordre a été donné
d’enlever la barricade du côté de la route de Paris.
On fit mettre pied à terre à
une partie de la troupe, à la tête de laquelle le préfet et le général se sont
avancés. Quelqu’un lança des pierres. Le général aurait été atteint. Les
soldats, sabre au clair, ont sauté sur la barricade où ils ont été
accueillis par une grêle de pierres. Une lutte assez vive s’est engagée. Le
sang a coulé. Heureusement des gens ont eu la présence d’esprit et le courage
de s’interposer pour tenter d’éviter le pire. Constatant leur échec, les
autorités ont fini par se retirer et sont reparties à Chartres avec la troupe.
Quant aux deux ecclésiastiques,
ils étaient restés dans la maison du maire. Un groupe de manifestants est
venu les chercher avec des paroles et des gestes un peu vifs. On décida
finalement qu’il fallait les reconduire à l’évêché puisque c’était l’évêque qui
les avait envoyés. La foule s’est donc mise en route pour Chartres, escortant
les deux ecclésiastiques dont la situation était assurément des plus
inconfortables. L’abbé Dallier s’est retrouvé à brandir un bâton enrubanné aux
trois couleurs et à crier : « à bas la calotte ! ». Les
quolibets fusaient de toute part, et sans les efforts de quelques-uns pour
apaiser les esprits, les choses auraient pu tourner très mal.
Quand le
cortège est arrivé en ville, la foule était considérable. Ne rencontrant aucun
obstacle, une partie avait déjà pénétré dans l’évêché. En quelques minutes,
vitres et glaces ont volé en éclat. Perdant la tête, certains se sont acharnés
sur le mobilier, les pendules, le billard, même une calèche. Mais la grande
majorité des manifestants errait, hébétée, parmi les débris et les clameurs.
Les événements ont pris une tournure à laquelle visiblement nul ne s’attendait,
sauf peut-être les autorités qui n’ont rien fait, bien au contraire, pour
apaiser les esprits.
L’évêque,
quant à lui, restait introuvable, heureusement pour lui. La place de la
cathédrale était noire de monde. La foule manifestait de plus en plus
ostensiblement son hostilité à l’évêque et au clergé. Finalement, la troupe a
chargé. Les gens se sont mis à courir partout. C’était une véritable débandade.
La gendarmerie a dû donner l’ordre d’évacuer.
3 mai 1833
Le calme est revenu après les
graves événements d’hier qui se sont malheureusement soldés par de nombreuses
arrestations. Nous en saurons davantage ces jours prochains.
Pendant que l’évêché était
mis à sac, ici, à Chartres, des individus se sont introduits dans la maison de
l’adjoint de Lèves. Ils l’ont sorti de sa cachette et quelque peu malmené. Des
dégâts auraient été commis aussi dans la maison du maître d’école.
Un fait qui apparaît clairement
aujourd’hui, c’est que dans toutes ces exactions, tant à Lèves qu’à Chartres,
on a pu remarquer très peu de gens de Lèves. Chartres et les communes voisines
ont fourni assurément le plus grand nombre des acteurs de ces fâcheux
événements.
Il apparaît de même, et ceci
sans excuser les extrémités auxquelles a pu se porter quelquefois la
population, que la responsabilité de cette désastreuse affaire doit retomber
sur l’évêque d’abord, qui a fourni le prétexte au mécontentement, sur les
pouvoirs publics ensuite, qui n’ont rien fait pour apaiser les esprits.
L’arrivée de troupes nombreuses, disproportionnées par rapport au risque, n’est
d’ailleurs pas de nature à ramener la paix civile.
C’est le grand calme à Lèves.
Les soldats stationnés là-bas n’en reviennent pas. A la promptitude à laquelle
on les a fait partir, aux marches forcées qu’on leur a fait faire, ils
croyaient trouver le pays à feu et à sang. Cela ressemble, à leurs yeux, à une
vaste mystification. En dépit du calme, la commune ressemble à une ville en
guerre : chaque maison est surchargée de militaires à loger et même à nourrir
aux frais des habitants.
On se plaint à Lèves de
l’attitude des autorités qui essaient ouvertement de pousser à la délation.
Elles se heurtent, fort heureusement, à l’indignation unanime des habitants.
Le curé romain a dit sa messe
ce matin dans l’église. Aucun désordre ne s’est manifesté. Les habitants ont
choisi de protester contre cette mesure en laissant le romain prêcher dans le désert. En effet sept ou huit personnes
tout au plus assistaient à l’office romain tandis que l’église française s’est
trouvée quatre à cinq fois trop petite pour contenir tous ceux qui voulaient
entendre la messe dite par le curé français.
Les journaux ne parlent que
de l’affaire de Lèves. Si l’on excepte naturellement les feuilles inféodées au
pouvoir, les journalistes sont unanimes pour condamner l’attitude provocatrice
de l’évêque et l’incurie, pour ne pas dire la perversité de l’administration.
On murmure de plus en plus contre le préfet, M. de Rigny, qui pourrait bien y
laisser sa place.
On estime aujourd’hui à plus
de cinquante le nombre des incarcérations suite aux événements.
23 mai 1833
La presque totalité des
troupes venues à Chartres à cause des troubles est repartie. C’est l’heure à
présent des bilans. La ville de Chartres, suite aux dommages subis au cours des
événements, envisage d’assurer la commune auprès de la Compagnie du Soleil, la
seule qui réponde des sinistres survenus par fait d’émeutes et de pillage.
On annonce la parution mardi
prochain à la librairie de Garnier fils, à Chartres, de La Lèviade. Il s’agit
d’un poème en deux chants que l’auteur qualifie lui-même de
« catholique-français apostolique-romain ». Le sommaire mentionne
d’ailleurs explicitement les abbés Châtel et Auzou. Attendons pour voir.
La cérémonie de confirmation
qui devait avoir lieu à l’église française de Lèves est reportée après le
procès. Sage mesure. On ne peut en dire autant, hélas, de l’attitude de
l’évêque de Chartres. Il vient en effet d’écrire une Lettre Pastorale sur les
événements de Lèves. Une initiative qui n’est pas propre à calmer la polémique.
Lundi 27 mai 1833
Le procès en correctionnelle
a débuté aujourd’hui. On a déployé de grandes forces militaires pour contenir
des troubles qui n’ont pas eu lieu. 17 personnes sont sur le banc des accusés.
Elles ont à répondre d’injures et outrages « par cris et menaces proférés
dans un lieu public » envers l’adjoint au maire, l’envoyé de l’évêque et
le préfet dans l’exercice de leurs fonctions. Maîtres Maunoury et Doublet
assurent la défense des prévenus.
Mardi 28 juin 1833
La déposition de Gougis,
l’adjoint au maire, a été accablante. Mais ce sera la seule véritable
déposition à charge. Aucun des autres témoins ne se déclarera en mesure
d’identifier qui que ce soit. L’abbé Dallier et le séminariste se sont signalés
par leur modération. Ils ont déclaré eux aussi ne reconnaître personne. Après
l’audition des témoins à décharge, ce fut le tour du ministère public puis de
la défense. L’un rejette les torts sur la population, les autres sur
l’administration. Le jugement est pour demain.
Mercredi 29 juin 1833
Le verdict vient de tomber. 5
des prévenus sont acquittés. 1 est reconnu coupable, mais acquitté à cause de
son jeune âge et condamné seulement aux dépens. Les autres ont été condamnés
chacun à 5 mois de prison et aux dépens. Tous ont fait appel. L’assistance a
manifesté son mécontentement à l’énoncé du jugement qui paraît en effet très
lourd.
Pendant ce temps les
provocations continuent à Lèves. Des personnes n’appartenant pas à la commune
ont jeté des pierres sur le temple de l’église française. Les fidèles sont
demeurés impassibles.
jeudi 5 juin 1833
L’instruction de l’affaire de
Lèves est terminée,. La chambre du conseil du Tribunal a déclaré un non-lieu
pour 44 des prévenus. Douze d’entre eux ont déjà été relâchés. 32 personnes ont
été déclarées de prise de corps et sont renvoyées devant la cour d’assises
d’Eure-et-Loir. M. le Procureur devrait citer une centaine de témoins. Le
procès s’ouvrira le 26 de ce mois.
La polémique s’enfle autour
du traitement dans la prison de Chartres, qui ferait penser à l’inquisition.
Outre une nourriture avariée, on prodiguerait aux prévenus des offices
catholiques romains moyennant, pour les appâter, quelques adoucissements.
27 juin 1833
Le procès de Lèves s’est
ouvert aujourd’hui sous la présidence de M. Silvestre. Le ministère public est
occupé par M. Didelot, avocat-général près la cour de Paris. La défense est
assurée par 4 avocats.
28 juin 1833
La journée a été consacré à
l’interrogatoire des accusés qui, soit ont nié les faits qui leur étaient
reprochés, soit en ont nié la portée ou l’interprétation. L’un d’eux a même
déclaré que « si l’on mettait sur le banc des accusés tous ceux qui ont
travaillé aux barricades, les trois-quarts de Chartres s’y
trouveraient ». Seuls, quelques-uns ont reconnu être entrés dans
l’évêché et y avoir commis des déprédations.
29 juin 1833
Les dépositions des témoins
ont débuté par l’audition de Gougis, l’adjoint au maire, qui n’a pas hésité à
grossir les faits d’une façon éhontée et à accabler les femmes. Le
contre-interrogatoire de la défense l’a heureusement fait revenir à une
attitude plus modérée.
Beaucoup, parmi les autres
témoins, sont revenus sur leurs déclarations. La plupart ont nié reconnaître qui
que ce soit sur les bancs des accusés. L’un d’eux est allé jusqu’à faire peser
sur le magistrat instructeur un soupçon particulièrement grave : d’avoir
mis à profit des espaces blancs sur son procès-verbal pour y faire des ajouts
préjudiciables aux accusés. Un autre assure que s’il n’y avait pas eu les
« diamants », il n’y aurait jamais eu de troubles à Lèves. Les
diamants, comme chacun sait, ce sont ces personnes sans feu ni lieu qui n’ont
rien à perdre et sont prêts à faire n’importe quoi contre un peu d’argent.
L’hypothèse de l’intervention de « casseurs » venus de l’extérieur
semble donc renforcée.
30 juin 1833
L’ancien maire de Lèves,
Barellier, qui a démissionné depuis les événements, a fait une déposition
particulièrement déplorable. Il a osé déclarer en effet ne rien savoir parce
qu’il était resté caché toute la journée.
L’abbé Dallier, ainsi
qu’Auzeray, le séminariste, se sont signalés quant à eux par la grande
modération de leurs propos. Ils sont même allés jusqu’à remercier les plus
incriminés (deux des femmes surtout) non seulement de leur avoir évité de
mauvais traitements, mais de leur avoir quasiment sauvé la vie.
1er juillet 1833
La journée a été consacrée à
l’audition des derniers témoins à charge. Il y en aura eu en tout près de 60.
Puis ce sera le tour des témoins à décharge, au nombre d’environ 25 et qui
tous, soit procurent un alibi à l’un des accusés, soit contestent et le plus
souvent infirment des faits tenus pour avérés. Il semble en effet de plus en
plus que les violences n’aient pas été du fait des habitants de Lèves mais de
personnes extérieures à la commune
2
juillet 1833
Discours de l’avocat-général
Didelot. Tout repose selon lui sur une violation de la liberté des cultes et il
dénombre onze chefs d’accusation : attentat sur les propriétés, sur les
magistrats, sur la force publique, sur les citoyens... Il accuse les
catholiques-français d’avoir voulu devenir dominants et réclame une sanction à
valeur exemplaire, pour, je cite, « apprendre aux perturbateurs que ce
n’est jamais en vain qu’on attente à la tranquillité publique et qu’on viole
les lois. » La défense s’est ensuite exprimée. La stratégie des avocats
consiste à politiser le débat pour alléger les charges pesant sur les
individus.
3 juillet 1833
Les plaidoiries de la défense
ont duré toute la journée. A 8 h. du soir, le jury est entré en
délibération. Les jurés devaient répondre à 61 questions. Les délibérations
risquent d’être très longues.
4 juillet 1833
C’était la liesse hier soir
au Palais de Justice. Le verdict est tombé un peu avant minuit. Tous les
accusés ont été acquittés, sauf un, lequel se voit condamné seulement à un mois
de prison.
Les jurés n’ont pas nié la
véracité des faits, mais ils se sont prononcé négativement quant à la
culpabilité des accusés. La salle a accueilli la nouvelle aux cris
de : « vive le jury ! » Il reste à espérer que ce
verdict exemplaire aura une influence bénéfique sur le procès en appel qui se
tiendra prochainement à Versailles.
25 juillet 1833
M. de Rigny n’est plus préfet
d’Eure-et-Loir. Il est révoqué, et remplacé par M. Pompeï, préfet de l’Orne.
1er août 1833
Le procès en appel des 11
habitants de Lèves condamnés en correctionnelle à 5 mois de prison a eu lieu
aujourd’hui à Versailles. Le tribunal a confirmé le jugement, en réduisant
toutefois la peine à trois mois d’emprisonnement. Il a été décidé en outre que
les condamnés seraient libérés pendant la moisson et qu’ils purgeraient leur
peine à Chartres.
Deux incendies
vraisemblablement dus à la malveillance ont éclaté en même temps à Lèves. L’un
des bâtiments visés appartenait à M. Gougis, adjoint au maire. Les personnes
arrêtées ont été aussitôt relâchées.
Un service a été célébré à la
mémoire des combattants de Juillet en l’église française de Lèves. Sur un
superbe catafalque élevé au milieu de l’édifice on lisait ces
inscriptions : « 27, 28 et 29 juillet ; aux héros morts pour la
liberté ! » Une foule nombreuse assistait à la cérémonie.
6 août 1833
Le préfet de Rigny a quitté
Chartres ce matin. Il n’aura laissé aucun regret. Son successeur est attendu
dès demain.
5 septembre 1833
L’évêché fait encore une fois
des siennes à Lèves. Il a envoyé un nouveau curé romain pour célébrer un
enterrement. S’étant vu refuser par le maire, comme le veut la loi, le droit de
faire procession dans le village, le curé a tout simplement passé outre. Le
maire s’est vu dans l’obligation de lui dresser procès-verbal.
10 octobre 1833
Un drapeau tout neuf flotte sur l’église française
de Lèves. Le drapeau tricolore de l’église de M. Ledru était en effet réduit à
quelques lambeaux, et le moindre coup de vent en emportait de nouveaux débris.
Dans la nuit de dimanche à lundi dernier, il a été remplacé par un drapeau